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  • Photo du rédacteurJoséphine Borie

Le nouveau paradigme du travail et l'importance du capital humain



La Grande Démission est un mouvement sociétal lié à la pandémie du Covid-19 qui s’inscrit dans l’histoire des résistances au travail. Le phénomène début outre-Atlantique et s’étend aux pays Européens et notamment à la France : selon une étude de la Dares, « fin 2021 et début 2022, le nombre de démissions atteint un niveau historiquement haut, avec près de 520 000 démissions par trimestres, dont 470 000 démissions de CDI ». Il semblerait que le Covid-19 ait induit une réflexion des travailleurs sur leur carrière, leurs conditions de travail et leurs objectifs à long terme.


Le freelancing ou le travail indépendant, notamment, s’inscrit comme une des réponses à cette réflexion. En effet, entre 2020 et 2021, le nombre de freelances inscrits sur Malt, plateforme de travailleurs indépendants, a augmenté de 39%. L’engouement des travailleurs pour le freelancing ne semble pas être le résultat d’une raréfaction de l’emploi salarié (selon les chiffres de l’INSEE, en 2021, l’économie française comptait 697 400 emplois salariés dans le privé ou le public de plus sur un an, soit une hausse de 3% par rapport à l’avant-crise sanitaire) mais bien d’une volonté individuelle de reprendre pleinement possession de son capital humain.


Comment l’histoire des théories économiques nous éclaire-t-elle sur le phénomène à l’œuvre ainsi que sur l’évolution du rapport au travail ?



Le travail, un facteur de production, source de valeur

A partir du 18ème siècle, le terme de travail trouve son unité. Dans Les Recherches sur lacause de la richesse des nations, Adam Smith le définit comme cette puissance humaine ou machinique qui permet de créer de la valeur ; en d’autres termes, le travail est ce facteur de production de « valeur ».


C’est cette dépense physique oui, mais aussi ce qui permet l'échange universel car tous les biens que nous échangeons contiennent du travail. David Ricardo ajoutera que le travail est l’étalon de mesure de la valeur des biens et services.


Un autre ajout de Smith à la théorie économique est que le travail humain lui-même peut avoir un prix et fait ainsi l’objet d’un achat et/ ou d’une vente. C’est dans cette perspective qu’il est possible de considérer que l’activité humaine peut être détachée de son sujet et ainsi être vendu et/ ou louée.


Le travail, composante d'un système déséquilibré ?

A partir du 19ème siècle et notamment avec les travaux de Karl Comme tu Marx, le travail se définit comme l’ensemble des productions de l’activité humaine. Mais le travail épuise totalement l’homme, sa vocation étant uniquement de produire, dans un système déséquilibré entre la bourgeoisie et le prolétariat.


En effet, comment concilier l’échange équivalent, réglé par l’égalité des quantités de travail incorporées dans les marchandises, avec la présence d’un excédent de valeur à l’origine du profit, de la plus-value ? Il existe,dans la théorie marxiste, une déconnexion entre le travail incorporé dans deux biens et leurs valeurs d’échange, dans la mesure où le travail est payé en dessous de sa valeur. Ainsi, le travail n’existe que dans une relation particulière, régie par l’extraction d’un maximum de travail du travailleur.


Le travail, le résultat de facultés personnelles, rémunéré à un prix d'"équilibre"

Dans son ouvrage Eléments d’économie pure, ou Théorie de la richesse sociale, Léon Walras écrit : « un homme, dans une pareille société, est toujours riche au moins de ses facultés personnelles, lesquelles constituent un capital dont le travail est le revenu ».

Les facultés personnelles se défissent comme un capital naturel et périssable, qui est à l’origine de la création d’un bien et/ ou d’un service, contre un salaire. Selon l’auteur, les individus sont propriétaires de leurs facultés personnelles, de leur travail, et du prix de leur travail.


Léon Walras évolue dans le courant de la pensée économique des Néoclassiques où l’équilibre des marchés est au centre des réflexions. Sur le marché du travail, l’offre et la demande se rencontrent parfaitement : la concurrence des ouvriers soutient les entrepreneurs et la concurrence des entrepreneurs protège les ouvriers ; le salaire pratiqué est dit, en théorie, d’" équilibre".


La révolution marginaliste, initiée par Alfred Marshall, a deux conséquences.

D’une part, le travail n’est plus pensé dans son rapport à la valeur : l’équilibre des marchés est analysé sous l’angle de la relation entre l’utilité marginale d’un bien et son coût marginal. En ce sens, la valeur du travail n’apparaît que par le biais de la productivité marginale du travail, participant à la répartition des revenus tirés de la vente des biens. Autrement dit, le travail est alors considéré comme tous les autres facteurs de production qui, par le biais de leur niveau de productivité marginale, vont engendrer des revenus.


L’autre apport de l’approche marginaliste est l’intégration d’une composante ‘psychologique’. Les individus sont réintégrés dans l’analyse en tant qu’ils ont des comportements n’allant pas dans le sens de leur situation économique (l’homo-économicus) mais de leur ‘propension’ personnel. Ces comportements sont considérés comme des variables exogènes à l’analyse économique, avec lesquels nous devons composer. Le capitaliste fait alors des choix d’allocation de son capital selon les conditions du marché, mais également selon des comportements sociaux ou phycologiques.


Tous capitalistes !

A ce stade de la science économique, le travail n’est plus la contrepartie des flux des revenus tirés du capital d’une personne, soit son capital humain. Il ne reste plus que les analyses liées au paradigme marxiste pour parler encore de travail, en se concentrant sur les rapports des facteurs de production, le travail et le capital.


L’analyse de capital particulier va alors prendre le relais, sous l’impulsion de Gary Becker (Prix Nobel d’économie, 1962) qui introduit le concept de "capital humain" :

Il s’agit de l’ensemble des compétences acquises par un individu au cours de sa formation, contribuant à le distinguer et à en faire une ressource rare. Il existe ainsi un véritable investissement des ménages dans l’éducation, permettant in fine de jouir d’un capital sur le marché du travail. En effet, le comportement de l’offre de travail des individus sur le marché est modifié en fonction de leur capital humain, aspirant à une rémunération plus élevée : les individus les plus qualifiés sont prêts à expérimenter une période d’inactivité plus longue en attendant de trouver une offre d’emploi en ligne avec leurs aspirations.


La théorie du capital humain reprend l’idée que les facteurs sociologiques et psychologiques doivent être considérés comme des variables qui s’imposent à l’analyse.


Dans la continuité de cette pensée, plaçant l’individu, ses capacités et ses choix au cœur de la réflexion économique, la théorie des contrats implicites montre qu’un individue accepte un contrat à durée indéterminée uniquement s’il se projette à long terme dans l’entreprise. Sinon, il acceptera les variations de salaire en se confrontant au marché du travail, plus volatil, mais possiblement plus rémunérateur. Un individu qui vendait sa force de travail du 19ème siècle est devenu propriétaire d’un capital dont il peut tirer des revenus selon l’endroit où il décide de le mettre en valeur.


Le freelancing, reprendre possession de son capital

L’histoire et l’évolution de la pensée économique, évoquant de près ou de loin le travail, permet d’appréhender le phénomène de la Grande Démission à l’œuvre, couplé au développement du freelancing. Si le travail fut longtemps analysé comme un facteur de production, source de valeur, dans un système déséquilibré ou parfait (selon les courants de pensées), les mouvements contemporains mettent en lumière l’essence du travail, l’individu, et ses compétences.


Le passage d’une économie industrielle à une économie de services ainsi que les récentes évolutions technologiques ouvrent le pas au développement du freelancing. Ce phénomène de société découle non seulement de transformations structurelles, mais aussi d’une prise de conscience du pouvoir du capital humain et de son émancipation potentielle d’une organisation. En effet, l’individu reprend possession de son capital et la firme ne se présente plus comme le seul moyen de l’exploiter et d’en jouir, par le biais d’un salaire.


Toutefois, le freelancing ne touche pas l’ensemble des catégories socioprofessionnelles. En effet, le passage du salariat au freelancing dépend de la puissance du capital humain détenu sur le marché et de sa capacité à le monnayer. Selon une étude de Freelance.com (réalisée à partir des données publiques de l’Urssaf et de l’Insee), 76% des indépendants jouissent de diplômes d’études supérieures. Ainsi, le mouvement de la Grande Démission touche particulièrement les cols blancs et selon la même étude, les métiers les plus touchés, comme le montre le graphique suivant.





Si le capital humain confère un pouvoir à son détenteur, sur un marché donné, cela ne va pas sans rappeler qu’il est et périssable et évolutif. Le capital humain peut en effet se déprécier si les compétences acquises ne sont pas maintenues en bon état ou réactualisées par un usage régulier ou une remise à niveau. Dès lors, nous pouvons nous interroger sur la capacité du freelance à maintenir son niveau de capital humain au cours de sa vie professionnelle.


Si l’entreprise permet de tisser des liens féconds entre le capital humain et le capital organisationnel, par le biais de la collectivité et du partage de connaissances et d’expériences, de manière ambivalente, elle peut également être un lieu de dépérissement du capital humain. Quant est-il du freelancing ? Comment le freelance parvient-il à maintenir son capital humain à niveau ?


Le questionnement autour du capital humain, de son développement perpétuel et de sa pleine possession semble ainsi se situer entre le freelancing et l’entreprise capable d’accorder à l’individu une compensation intellectuelle à la hauteur de son investissement dans son propre capital.




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